Haïti, carnet de bord

Publié le par Erwann

 

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        Mercredi 01/02, Port-au-Prince

    Arrivée en Haïti. Sur le tarmac de l'aéroport Toussaint Louverture, deux avions de la Republica Federativa do Brasil : Dilma Roussef est de passage dans le coin. A priori elle est venue fortement accompagnée. Descente sur le tarmac, le bus nous amène vers des préfabriqués où se trouvent l'immigration. Normal, l'aéroport est toujours en reconstruction, les traces du séisme d'il y a deux ans sont encore bien visibles, le bâtiment éventré.
    A la sortie de l'aéroport les gens attendent, qui un proche, qui pour proposer un taxi. Et au milieu de tout ça on repère assez facilement les membres d'ONG en tout genre : deux israéliennes par ici, deux religieuses par là, des américains dans ce coin. Eux aussi attendent des membres de leurs différents organismes. Sur le parking de l'aéroport c'est un peu la même chose : au milieu des 4x4 (grosso modo seul type de véhicule présent en ville) on repère facilement ceux portant le sigle des différentes agences de l'ONU.
    Dès les premiers mètres sur la route de l'aéroport, l'ONU fait de nouveau son apparition. Cette fois-ci ce sont les casques bleus de la MINUSTAH, la mission de stabilisation d'Haïti, déjà présente avant le tremblement de terre, renforcée depuis. Ceux visibles sont majoritairement des Brésiliens : ils encadrent le parcours que doit prendre leur présidente pour revenir du palais présidentiel vers l'aéroport. Convoi que l'on verra d'ailleurs passer à vive allure.
    Le temps d'avancer difficilement dans le trafic de Port-au-Prince et l'on voit apparaître les écoliers en uniformes. Il faut dire que les écoles sont très nombreuses à Port-au-Prince, toutes sont privées, beaucoup adossées à des congrégations religieuses, catholiques ou évangélistes, dont les lieux de cultes sont tous proches. Le plus souvent ces bâtiment sont été reconstruits, s'ils ont été détruits. De même que ceux où siègent les ONG ou agences onusiennes. Le plus neuf et massif vu jusqu'à présent : celui d'un des opérateurs téléphoniques.
    En revanche, pour ce qui est des bâtiments d'habitation, près d'un tiers sont toujours à terre. Certains ne sont qu'éventrés, toujours debout mais inhabitables. D'autres ont été rasés, les gravats ont depuis simplement été regroupés dans un coin. En attendant, les boutiques, et les lieux de vies, se retrouvent dans des bidonvilles improvisés entre les bâtiments toujours debout et dans des tentes fabriquées avec quelques bâches de l'USAID par exemple.
    Peu d'occidentaux dans les rues, du coup on se fait systématiquement dévisager. Cela permet également de se poser la question des contacts quotidiens entre les ONG (où sont la majorité des occidentaux) et la population locale, il semblerait que les premiers ne viennent pas souvent à la rencontre des seconds, le comportement serait tout autre autrement.
    Arrivée enfin à l'hôtel Oloffson, immense bâtisse coloniale dans son parc, un peu passée mais toujours magnifique.
    Demain, on commence à bosser.

        Jeudi 02/02, Port-au-Prince

    Port-au-Prince. Pas d'internet pour ne pas changer. Comme une fois sur deux en somme. Et une soirée comme illustration ultime de ce que semble être Port-au-Prince. À l'hôtel, un orchestre comme tous les jeudi soirs à l'Oloffson. Le lieu est plein à ras bord. Des expat' et des Haïtiens. Au micro, chantant au milieu de son groupe, plus que correctement d'ailleurs, le propriétaire des lieux, par ailleurs cousin du président, conseiller présidentiel et envoyé spécial aux Etats-Unis. Le fait est que l'homme est né aux Etats-Unis, d'une mère haïtienne. Qu'il a racheté l'hôtel il y a une vingtaine d'années, après des études à Princeton. Et voilà comment on obtient un mélange détonant. Ou Haïtien, c'est selon.
    Sur place donc, la bonne société haïtienne ou des expatriés. Certains d'ONG, les chauffeurs de la Croix Rouge ou de Médecins sans Frontières attendent dans les 4x4 à l'entrée pendant que les membres d'asso s'amusent et dansent. Une autre idée de l'action humanitaire.
    Peu avant, un autre paradoxe, dans cette soirée qui en est riche. Une réception dans la résidence de l'ambassadeur de France. Au milieu du territoire de l'ambassade. Un Compound regroupant tous les membres de l'ambassade. Pour y entrer il faut montrer patte blanche. Alors que l'on s'y présente avec la délégation d'Etonnants Voyageurs chacun doit donner son nom, afin de vérifier qu'il est bien sur la liste. A l'entrée, deux gendarmes français et deux gardes haïtiens armés jusqu'aux dents. Dans l'ambassade, nouveau contrôle, des sacs cette fois, à l'entrée de la résidence. Assurant la sécurité d'un peu plus loin mais néanmoins attentifs, deux membres du GIGN. Et au milieu de tout ça, un ambassadeur très sympathique, avenant, ouvert. Un paradoxe de plus, en France même pour le coup. Pour souligner plus encore le fossé entre cet oasis de verdure et de luxe et le monde qui à l'extérieur des grilles.
    Car il suffit de parcourir moins d'une centaine de mètres pour retrouver les bâtiments en ruines, les gravats, les bâches (estampillés P.R of China cette fois) et tout ce qui fait Haïti. Deux mondes qui sont proches mais ne semblent pas se mélanger. D'ailleurs la ville entière semble être une alternance de ces quelques oasis, qui du coup paraissent hors du temps, et quotidien de la majorité des Haïtiens. Et au milieu de tout ça, les gros 4x4 des ONG qui traversent la ville à vive allure.
    Petit sentiment de malaise également lorsque l'on constate que le service n'est fait que par des Noirs. D'une certaine manière chose normale puisque la population locale l'est quasiment exclusivement. Mais quand l'on se souvient qu'elle l'est précisément parce que ses ancêtres ont été amené de force ici pour y travailler à la place des Amérindiens massacrés, le malaise revient. Des Noirs qui servent des Blancs dans une réception, ça fait un peu connoté tout de même. « Et encore, m'explique un membre de l'ambassade, avec l'ambassadeur précédent, les serveurs étaient en grande livrée ».
    Avant même que la soirée ne commence, une rencontre assez amusante puisque l'on croise deux jeunes Français, présents en Haïti depuis plusieurs mois déjà. Ils ne travaillent pas dans une ONG, leur objectif est bien plus revendicatif. Ils sont venus ici pour créer le premier parti gay du pays. Dans un pays profondément religieux, où les mouvements évangélistes américains prennent peu à peu de l'importance, on ne peut que leur souhaiter bonne chance.
    Pendant ce temps, le Festival Etonnants Voyageurs se tient, avec ses débats. Et dans ses débats, une salle comble à chaque fois. Le plus surprenant, c'est que si en France le public aurait plutôt été du 3ème âge (avec des thèmes sur « création et résidence » ou « qu'est ce que la frontière »), ici le public est jeune, voire très jeune, sortant tout juste des cours au lycée pour se précipiter aux débats et dialoguer avec les écrivains. Citant écrivains et philosophes pour interpeller les participants, remettant en cause le discours des intervenants. Un autre monde, où la déférence ne semble pas avoir sa place. Rafraîchissant. Et énormément d'interrogations sur son propre chez soi.
    Et au-delà, déjà une fascination pour un pays en tout point incomparable, à nul autre pareil. Plein de paradoxes. Un dernier exemple ? Alors qu'en journée les rues grouillent de monde, de circulation, de musique en tout genre, de vie, à tout juste 22h plus un chat ne traîne, si ce n'est des chiens errants. A mettre en parallèle avec l'affichette « armes interdites » à l'entrée d'un lieu culturel.

        Vendredi 03/02, Port-au-Prince

    Comparée à la veille, la journée a paru presque banale. Et même si cela ne fait que deux jours que l'on est sur place, on commence à s'habituer à la ville. D'autant que pour l'instant, du fait du festival, on tourne entre les mêmes lieux grosso modo. Pour autant, et c'est une sensation étrange, il est toujours difficile de s'y retrouver. La ville ressemble à un immense capharnaüm, sans aucune logique ni ordre dans la construction, il faut du coup plus de temps que d'habitude pour s'adapter. Comme en plus il n'y a ni panneau de signalisation ni nom de rue, le plus souvent, ça ne facilite pas vraiment les choses.
    Il y a un sentiment étrange, d'une atmosphère connue mais qui en même temps n'est pas au bon endroit. J'avais ressenti la même chose en allant à La Havane.
    La journée a également été assez productive, avec une longue interview calée avec deux artistes Haïtiens, une peintre et un poète. Le truc amusant est que la poésie semble prendre encore énormément de place en Haïti, dans les écoles elle a toujours toute sa place, même dans l'équivalent local du lycée.
    Durant l'interview un élément est revenu, que j'ai déjà entendu la veille, concernant là encore la sécurité. La peintre faisait remarquer qu'il y a moins de morts violentes par armes à feu chaque année à Port-au-Prince qu'à Kingston, Santo Domingo ou Mexico par exemple. Mais que la ville est considérée comme extrêmement dangereuse à l'extérieur. La meilleure preuve étant que, selon elle, les expatriés recoivent une prime de risque qui serait quasiment au niveau de celle de leurs collègues en Afghanistan ! Dans tous les cas, il est difficile de se faire une idée claire. Car si le discours va dans ce sens, de différentes sources, étrangères ou locales, il n'en reste pas moins vrai qu'à partir de 22h plus personne ne traîne dans les rues quasiment, que les supermarchés sont gardés par des hommes armés de fusil à pompe ou que l'hôtel, jeudi soir, ressemblait à une forteresse avec sa quinzaine d'hommes armés pour en surveiller l'entrée. Pourtant, en journée, la réalité accrédite également les propos des observateurs, d'une ville paisible et d'une population pas particulièrement belliqueuse, c'est le moins que l'on puisse dire.

        Samedi 04/02, Port-au-Prince

    La beauté quand l'on ne connaît pas une ville, c'est qu'elle nous surprend chaque jour à mesure qu'on la découvre. Mais ce qui est génial depuis le début du séjour c'est que les situations elles-même s'avèrent surprenantes et enrichissantes. A petite échelle bien sûr mais à force de petites surprises, les journées restent intensément intéressantes. Comme par exemple cette petite promenade sur le Champs de Mars ce soir. La place, qui avant le tremblement de terre était un immense parc avec à l’extrémité le Palais National, n'est plus aujourd'hui qu'un gigantesque camp de réfugiés, une véritable ville au cœur même de la ville, avec ses cafés, ses restaurants, ses marchands ambulants, ses vendeurs de glace. Et bien entendu ses «maisons», des tentes et des empilements de taules, serrées les unes contre les autres. Et au bout de cette ville, le Palais National, dans l'état exact dans lequel le séisme de 2010 l'a laissé, éclairé comme tout monument d'importance se doit de l'être dans un pays. Les ruines sont donc éclairées. Et il est saisissant de voir ce superbe bâtiment, datant du début de l'occupation militaire américaine en 1915, avec le premier étage effondré sur lui-même. Triste mais réaliste image d'un pays dont la force ne réside définitivement pas dans les structures étatiques.
    La seconde petite surprise de la soirée s'est produite un petit peu plus tôt, à l'Institut Français en Haïti où, pour clore Etonnants Voyageurs, Arthur H s'est livrée à une lecture mise en musique de différents poèmes d'auteurs antillais et africains. A l'issue de la lecture il s'est offert le plaisir d'une de ses chansons, «chercheur d'or». La chanson, comme il l'a expliqué, lui est venu après avoir lu «Les Portes d'Or», de Michel Le Bris, le créateur du festival et bien entendu présent à cette version haïtienne. Et ce moment, en acoustique, à la guitare sèche était, il faut bien l'admettre, un instant extrêmement agréable. Je ne connaissais pas particulièrement les chansons d'Arthur H mais celle-ci en tout cas était réellement belle.
    Le reste de la journée s'est partagée entre la découverte d'un ancien cinéma des années 50 qui devrait prochainement rouvrir ses portes, devenant ainsi le seul et unique cinéma de tout Port-au-Prince. On a surtout enfin trouvé une voiture. A la base nous devions quitter la ville aujourd'hui pour nous rendre dans le département de Grand'Anse. Nous allons donc nous y rendre demain. L'occasion de découvrir un autre aspect de ce fascinant pays. Une autre des calamités qui le frappent par la même occasion, car le département a été fortement touché par une épidémie de choléra qui s'est propagé dans tout le pays, épidémie à présent sous contrôle, même si elle n'est pas encore totalement éradiquée. Comble de l'ironie, c'est par le biais de soldats de la MINUSTAH, la force de l'ONU sur place, que l'épidémie s'est propagée.
    Mais au-delà de tout, la plus grande, et la plus belle, des surprises vient des Haïtiens. Ils s'avèrent être d'une gentillesse à peine croyable. Toujours prêts à rendre service, ouverts, souriants. Et le pire, c'est qu'ils le font sans attendre de contrepartie. Pas de main qui se tend comme en Egypte pour t'avoir indiqué quelque chose qui se trouve à 100m par exemple. Pas de main tendue du tout à vrai dire. Malgré les difficultés quotidiennes qu'ils doivent rencontrer, malgré le prix extrêmement élevé de la majorité des produits, les Haïtiens ne quémandent pas. Ils laveront des pare-brise, ils vendront des petits trucs dans la rue mais ils le feront sans ce harcèlement constant que l'on trouve dans tant d'autres endroits dans le Monde. Si l'on répond non ils n'insistent pas, c'est aussi simple que ça. La meilleure des illustrations est ce jeune lycéen, croisé près des sites du festival, qui venait y vendre quelques uns de ses textes, selon ce que chacun acceptait de lui donner, afin d'aider ses parents à lui payer l'école, dont les frais de scolarité s'élèvent à 70$ par mois.

        Dimanche 05/05, Les Abricots

    Comme un point final digne de cette journée, il pleut sur les Abricots. Rien d'étonnant en soi, nous sommes à peine deux semaines avant le début de la saison des pluies dans le pays. Bien entendu la pluie ne tombe pas longtemps, à peine une demie heure, nous sommes dans les Caraïbes tout de même. Mais une pluie forte, au point de risquer de rendre impraticable pour au moins 24h le seul accès du village et nous laisser bloquer, ce qui serait problématique vu notre emploi du temps.
    S'il n'y avait pas ces impératifs ce ne serait pas vraiment un problème, malheureusement nous ne passons pas assez de temps en Haïti pour nous permettre d'en perdre de la sorte. Certes le confort est plutôt spartiate. Pas d'internet bien sûr, pas d'eau courante (la citerne est quasiment vide puisqu'on est à la fin de la saison sèche), de l'électricité pour 3h seulement, de 18 à 21h, à peine le temps de recharger la caméra, l'appareil photo et les téléphones, sait-on jamais. Mais les lits sont propres et la mer juste à la porte et on a le droit a la berceuse des vagues sur le sable. Et demain il fera beau et chaud, avec le même bleu intense du ciel et de la mer en toile de fond, il y a quand même bien pire comme conditions de travail.
    En attendant, il va être bien difficile de profiter des 3h de lumière car la route nous a laissé sur les rotules. Si l'on s'arrête à l'aspect technique des choses la journée n'a pas été particulièrement fatigante, elle s'est limitée à faire la liaison entre Port-au-Prince et les Abricots, situé à la quasi extrémité ouest du département de Grand'Anse, à la pointe sud de Haïti. Pas une très longue distance, un peu plus de 300kms, moins qu'un Saint Brieuc-Paris, moins qu'en Rennes-Paris même. Sauf que le trajet pour a pris environ 8h30.
    Nous sommes partis tôt de la capitale pourtant, à 8h nous étions déjà sur la route. Un dimanche matin en plus, ça devrait circuler sans problème pour sortir de Port-au-Prince. Sauf que pas de bol, le dimanche matin à 8h les rues sont pleines de voitures, sur les bords des routes on trouve les marchés, les piétons marchent n'importe où La traversée de Carrefour, la banlieue de Port-au-Prince (et non un vulgaire supermarché) nous prendra déjà plus d'une heure. Heureusement la suite se présente bien. La route est bonne et les localités s'enchaînent : Léogâne, Grand Goâve, Petit Goâve, Miragoane, Frond des Nègres, Cavaillon, Saint Louis du Sud et les Cayes. Jusque là tout va bien. On a même été plutôt rapides. Le plus dur reste normalement à faire, on nous a prévenu que la route vers Jérémie risquait d'être un peu difficile. Mais qu'elle s'était améliorée. Heureusement qu'elle s'est améliorée, je n'ose même pas imaginer ce que ça pouvait donner avant.
    Bien entendu elle est moins bonne, jusque là nous ne sommes pas trop surpris. En fait sur une bonne quinzaine de kms on roule sur une en construction. Elle est large, aplanie mais il manque juste un petit détail, elle n'est pas bitumée, on roule sur le gravier. Mais bon, en 4x4 ça avance quand même sans problème. Peu à peu la route commence à l'élever (un massif montagneux s'élevant jusqu'à plus de 2000m se trouve entre le sud et le nord de la pointe sur d'Haïti). A mesure que l'on monte, la route se rétrécie. Les graviers disparaissent mais elle reste toujours plane et encore assez large. Ça roule toujours, même si on n'est plus qu'à 50km/h, mais bon, ça va encore. Le souci c'est qu'elle rétrécit. Bon, elle reste à peu près plane, ça va encore. Enfin place, ça commence à être vite dit en fait... heu, c'est encore la route ça ? Pourquoi on roule sur la roche? Tiens y a juste la place pour un véhicule. Et il y a un camion en face. Et la route est ravinée. Il faut traverser les rivières à gué. Et en fait heureusement que l'on a un 4x4 car au final on ne serait pas passé.
    Le plus dingue c'est qu'au milieu de cette route qui tient plus de la piste de montagne qu'autre chose, ravinée par les pluies anciennes, avec de profondes flaques, avec des descentes abruptes sur de la roche, on croise des gens, le plus souvent à pied. Ici une cérémonie vaudou en cours dans un petit hameau, là un homme en costume trois pièces et chapeau, ou ce groupes de femmes dans leur vêtements du dimanche, allant ou revenant de la messe. Un spectacle assez incroyable.
    A mesure que l'on redescend sur l'autre versant du massif montagneux la route redevient peu à peu praticable. En fait la compagnie brésilienne en charge des travaux part des deux côtés en même temps pour se rejoindre quelque part en altitude. Alors la piste s’élargit, puis s'aplanit, avant de se couvrir de gravier pour finalement se recouvrir d'un superbe enrobage, à faire pâlir certains pays d'Europe. Une route parfaite pour les 10 derniers kms jusque Jérémie. 3H30 pour faire la cinquantaine de kms qui séparent Les Cayes de Jérémie. Mais on touche au but, les Abricots ne sont plus qu'à une trentaine de kms du chef lieu du département. Le problème c'est que le phénomène se reproduit. La route redevient graviers, jusqu'à la base de la MINUSTAH où les militaires Uruguayens et Rwandais nous regardent passer. Elle reste place jusqu'au petit aérodrome de la ville puis se transforme de nouveau en piste. Sauf que là en plus elle longe la mer en surplombant une falaise et que parfois il n'y a même pas la place de passer, il faut monter sur le côté car une partie de la piste s'est effondrée. Alors certes la vue est splendide, malheureusement on n'a pas trop le temps d'en profiter, jusqu'à l'arrivée aux Abricots.
    Ce soir, attablés au seul restaurant du village, donnant directement sur la place (un spectacle à lui tout seul ce restaurant), le maire de la commune (500km² pour 30.000 habitants tout de même, mais 1200 seulement aux Abricots même) nous explique qu'il fait un peu frais car l'air froid venant de la côte est des Etats-Unis arrive jusque là. Du coup il fait à peine 30°

        Lundi 06/02, Jérémie

    Ce matin aux Abricots il faisait froid à 6h. Bon, tout est relatif, il devait faire 15 ou 20° et dès que le soleil est apparu derrière la colline la température est montée, mais j'ai tout de même mis mon manteau le temps qu'il arrive, alors que je filmas quelques plans des pêcheurs en train de partir sur l'eau. Car eux sont déjà sur le pied de guerre, on les voit pousser puis monter dans leur barque depuis la plage et pagayer pour franchir la dernière barrière de vagues.
    Derrière la petite maison que nous occupons, les enfants et adolescents, en uniforme, traversent le cimetière pour rejoindre le village et se rendre à l'école. Il y a deux établissements côte à côte dans le centre du village (d'autres sont répartis, pour le primaire, sur l'ensemble du territoire de la commune). D'abord l'école paroissiale, grande, spacieuse, propre, elle accueille les enfants jusque la sortie du primaire à peu près (le système éducatif n'est pas exactement le même qu'en France). Accolé, on trouve le lycée national, petit établissement délabré, où les élèves s'entassent jusqu'à 100 par classe. Et encore, comme il n'y a toujours pas suffisamment de place, une deuxième vacation est prévue l'après midi. Deux nouveaux lycées sont en cours de construction sur la commune, un lycée général qui remplacera celui-là, un petit peu plus grand et plus agréable, ainsi qu'un lycée professionnel, ce qui permettra de décongestionner le lycée général.
    A côté, une association locale scolarise 3500 élèves dans une douzaine d'écoles réparties donc sur la commune. Cette asso, le Paradis des Indiens, fonctionne avec un budget annuel de 125.000$ qui lui permet de faire fonctionner l'ensemble de ses établissements. «A peine un salaire et demi de professeur en Suisse» explique le comptable de l'association, lui-même Helvète. Le seul problème, c'est que la structure ne sait jamais en début d'année si elle aura suffisamment de dons pour terminer l'année. Quasiment aucune ONG ne veut s'engager à long terme pour soutenir le projet. Elles préfèrent construire une école, sans se soucier de son futur fonctionnement «car une école construite ça se voit, ils peuvent ensuite s'en vanter pour démontrer qu'ils font le travail» explique celle qui a créé l'association avec son mari, dans la deuxième moitié des années 70.
    Malheureusement nous n'aurons pas le temps d'en découvrir d'avantage sur les Abricots, une nouvelle averse menace et nous risquons cette fois de nous retrouver bloqués pour de bon. Retour donc à Jérémie, le chef-lieu du département de Grand'Anse.

        Mardi 07/02, Port Salut

    Journée bien remplie, ce qui est plus que rassurant compte tenu de l'état d'esprit de ce matin. Notre « fuite » précipitée des Abricots nous laissait en effet sans sujet. Problème d'autant plus important que c'est sur Grand'Anse que se portent pour l'instant les seuls sujets déjà vendus. Enfin il faut être plus précis, il y avait bien un sujet de bouclé mais qui ne pouvait absolument pas intéresser le commanditaire, ce qui n'est pas très pratique, du coup.
    Là où les choses se compliquent, c'est que pour pouvoir être à temps sur le reste du timing, compte tenu de la route retour (toujours dans le même état qu'à l'aller, fatalement) et d'une possible nouvelle averse dans la journée qui nous bloquerait à Jérémie, nous devons avoir quitté les lieux à 13h au plus tard, il ne nous reste donc que la matinée.
    Sans trop de conviction, petit coup de fil à un ingénieur agronome local, numéro que nous avons pu récupérer la veille aux Abricots. Il n'est pas disponible mais va nous envoyer quelqu'un s'i peut, il nous dit qu'il nous rappelle. Bon, on va pouvoir en profiter pour parler avec la patronne de l'auberge, on nous a dit en plus qu'elle était impliquée dans la cause des droits des Femmes, ça peut être intéressant ça ! Sauf que pas de bol, elle n'est pas trop dans ce domaine là. Mais, là c'est déjà mieux, elle a créé un centre multimédia dans un lycée voisin, qui est depuis dotée du second fonds culturel d'Haïti apparemment. Ça vaut le coup d'aller y jeter un coup d'oeil ! Bon, par contre toujours aucun coup de fil de l'agronome... Tant pis, direction le lycée et on verra ensuite.
    Mais là, nouveau coup de chance car un homme débarque à l'auberge alors que nous étions sur le départ vers le lycée. Il vient de la part « de monsieur l'ingénieur agronome » et est lui-même agriculteur, il se propose de nous faire visiter des exploitations voisines afin de mieux prendre la mesure des problématiques locales en la matière. Et voilà comment en moins d'une heure on se retrouve avec deux sujets parfaits bouclés avant 13h et donc dans les temps pour quitter le département !
    On ne traîne d'ailleurs pas en prenant la direction des Cayes des la visite des exploitations terminée. Sur la route du retour, moins de scènes cocasses qu'à l'aller mais un grand moment dans le bourg de Beaumont, où la seule rue à peu près carrossable de l'endroit était prise dans un marché attirant la population de l'ensemble des localités alentours. Une énorme activité, où s'échangent fruits et légumes, produits de consommation ou d'électronique (plus rarement) avant d'être chargés dans des camions remplis à ras bord et prenant ensuite cette même piste que nous.
    A l'arrivée aux Cayes et jusque Port Salut, c'est un tout autre monde que l'on trouve. Terminé les chemins à peine accessibles, place à une superbe bande de bitume qui ferait même pâlir d'envie certains pays européens (ou le voisin étasunien) avec, chose qui aurait pu être utile ailleurs sur la route, une signalétique (presque) claire. Et au bout de la route (enfin presque) un superbe hôtel tel qu'on les imagine au bord de la mer des Caraïbes, avec la petite plage privée, le restaurant et le bar surplombant la mer, les hamacs sur le bord de la plage et pour souligner l'ensemble un magnifique coucher de soleil juste en face, plongeant dans une mer rougeâtre. Le plus pur cliché mais, bien entendu juste à côté d'une réalité haïtienne qui est simplement de l'autre côté du mur, même si elle est ici moins difficile qu'ailleurs.

        Mercredi 08/02, Port-au-Prince

    Le retour à la capitale et cette fois on n'a pas très bien géré. On avait un rendez-vous de programmé en début d'après-midi dans les locaux d'une ONG brésilienne dont on avait entendu le plus grand bien, malheureusement, du fait de la circulation entre les Cayes et Port-au-Prince impossible d'y être dans les temps, sujet qui tombe à l'eau du coup, d'autant qu'il est impossible de le reporter au lendemain. Tant pis, il restera en stock pour un prochain séjour. Alors qu'on a eu à plusieurs reprises un tableau plutôt négatif de dressé concernant le travail des ONG en Haïti, celle-ci nous a été donnée en contre-exemple, son action étant largement reconnue, en s'inspirant du travail effectué par eux dans les favelas de Rio de Janeiro. Au point que le gouvernement canadien a décidé de ne plus financer Care Canada (pour son action en Haïti) mais de s'associer à cette ONG brésilienne. Un magnifique exemple de coopération sud-sud qui risque de fortement se multiplier dans les prochaines années.
    A la place, un peu plus tôt dans la journée, avant de quitter Port Salut, rencontre d'une personne qui est elle impliquée dans l'environnement via un fondation créée depuis une vingtaine d'années. L'homme en question, Suisse d'origine, vit en Haïti depuis ses 7 ans , âge auquel il est arrivé à la fin des années 40. Un témoin inestimable sur l'évolution de ce pays au cours de la seconde moitié du XXème siècle. Et une volonté d'avoir une action dans le reboisement et contre les glissements de terrain, deux problèmes fondamentaux, liés, dans un pays très vallonné, et même montagneux, mais qui, à force de couper à tour de bras (le bois est utilisé pour presque tout), se retrouve dans une situation où seulement 2% du territoire possède encore une couverture boisée. Un problème écologique majeur donc, d'autant que du fait des fortes pluies qui tombent durant la saison humide, le sol se retrouve peu à peu lessivé, ne laissant plus que la roche, sans parler des inondations qui se produisent régulièrement. C'est la troisième personne que nous rencontrons en 3j et qui est impliqué localement dans une fondation visant à améliorer les choses. Dans les trois cas ce sont des Haïtiens, parfois d'adoption, et dans tous les cas leur actions, souvent pragmatique et basée sur une profonde connaissance de territoire, est bien plus efficace que celle des nombreuses ONG présentes dans le pays. Avec des budgets infiniment moins importants Et pourtant à chaque fois des difficultés à trouver des financement et le plus souvent sans le soutien des mêmes ONG.
    En attendant, il s'agit déjà de la dernière nuit en Haïti puisque demain il faudra reprendre l'avion et regagné le froid polaire français. Mais avant cela une dernière journée bien remplie nous attend.

        Jeudi 09/02, vol Port-au-Prince Paris.

    Le séjour haïtien est donc terminé. Très court, trop court même mais au moins bien rempli avec énormément de découvertes et surtout un pays qui laissera des traces. Ces dernières heures ont été un peu dans le sens des clichés que l'on retrouve le plus souvent concernant Haïti. Depuis deux ou trois jours en effet, il y a dans le pays une pénurie d'essence. Gasoil pas de problème mais pour l'essence les gens doivent faire plusieurs heures de queue pour pouvoir remplir au mieux un jerrycan. Le taxi qui nous transporte aujourd'hui a lui réussi à faire le plein la veille, grâce à quelques relations d'après ce qu'il nous a dit, pas de souci pour nous à ce niveau-là donc.
    Mais avant de nous emmener à l'aéroport il a quelques inquiétudes pour le trajet: le président Martelly doit rentrer d'un voyage officiel a Venezuela juste une heure après le départ de notre vol et d'anciens militaires de l'ANd'H ont prévu de «l'accueillir» en uniforme et avec armes. Des partenaires et des opposants du président sont également attendus aux alentours de l'aéroport dans les mêmes heures, ainsi que, bien entendu, la police haïtienne, chargée de la protection du président, tandis que la MINUSTAH devrait elle se tenir à bonne distance de ce qui est une affaire interne haïtienne. C'est précisément la concentration de tous ces groupes, certains arrivant plusieurs heures avant l'arrivée de l'avion présidentiel, qui inquiète notre taxi, il craint en effet que des violences débutent et ne souhaite pas être dans le coin quand cela se produira. Car si les Haïtiens sont dans l'ensemble un peuple très accueillant et tranquille, ils peuvent devenir très violents dans ce genre de situation. Du coup il souhaite nous déposer à l'aéroport bien plus tôt que l'heure prévue. Au choix mieux vaut ça que rester bloqués sur place à cause des violences. Quoique...
    Pour la petite histoire, l'armée était l'un des piliers de la dictature des Duvalier, père et fils. Même si elle a gardé un certain prestige auprès de la population, elle a été dissoute sous Aristide, sous les pressions américaines. La conséquence indirecte est une insécurité endémique qui s'est développée jusqu'au début des années 2000 au point d'inciter l'ONU de mettre en place la MINUSTAH (Mission des Nations Unis pour la Stabilisation d'Haïti) à partir de 2004. 8 ans plus tard elle est toujours présente dans le pays, avec le troisième contingent de Casques Bleus au Monde et en étant le seul pays à en avoir sur son sol sans avoir été touché par une guerre.
    Malgré toutes ces péripéties on a réussi à travailler également pendant ces dernières heures. Tôt le matin, rendez-vous dans l'atelier d'un artiste haïtien, sculpteur spécialiste en récupération, installé dans un des quartiers populaires de Port-au-Prince. Et lui aussi tente d'apporter quelque chose au niveau social, en aidant de jeunes artistes, de tous âges, à vendre leurs œuvres tout en leur donnant des cours d'art plastique. Son objectif est de pouvoir créer une maison d'artiste pour leur permettre d'exposer tout en leur donnant accès à internet.
    Dans la foulée, rendez-vous cette fois-ci avec l'ambassadeur de France afin de faire un tour d'horizon de l'action menée par Paris en Haïti. Et pour une fois plutôt de bonnes surprises en la matière. Puis, en début d'après-midi, les 2 petites heures de vacances de notre séjour, durant lesquelles nous nous sommes rendus à Pétionville, la banlieue plutôt huppée de Port-au-Prince, afin de visiter l'une des galeries d'arts les plus réputées du pays, tenue par une femme devenue une amie au fil des diverses rencontres durant le séjour. Une occasion de découvrir la richesse et la diversité de la production artistique en Haïti et de ramener quelques souvenirs. Certains artistes haïtiens prennent d'ailleurs une importance internationale de plus en plus marquée, tel André Eugène, le sculpteur rencontré le matin, qui expose dans la galerie parisienne d'Agnès B., ou l'écrivain Dany Laferrière, prix Médicis 2009 pour «l'Enigme du retour», roman autobiographique racontant son retour en Haïti après près de 30 ans d'exil. On pourrait encore citer le poète James Noël, retenu pour être résident de la villa Médicis à Rome en 2012-2013. Sans même parler des expositions de peintres haïtiens à Miami, New York, Montréal, Londres, Paris ou Daoulas. Comme le dit l'ambassadeur, l'art haïtien est également un excellent investissement.
    Difficile de faire un bilan en si peu de temps sur un tel pays. Il est rempli de contrastes et à mesure que l'on travaillait on a découvert toujours plus de sujets à traiter. D'autres séjours risquent d'être nécessaires pour se faire une idée plus précise d'une nation où près d'un tiers des véhicules circulant appartiennent à des agences de l'ONU, des ONG ou aux Casques Bleus mais où dans le même temps existent une incroyable solidarité, une grande inventivité et un sens de l'Histoire très fort. Car les Haïtiens ont profondément conscience d'être la première nation noire libre de l'Histoire, la première fois qu'une révolte d'esclaves a pu aller à son terme également. En partant on se retrouve avec plus de sujets en attente, découverts sur place, que ce que l'on a pu traiter.
    Dans les prochaines années la France souhaite aider Haïti à développer son tourisme. Selon moi il faudra absolument sauter sur l'occasion pour venir visiter un pays qui est parmi les plus intéressants du continent américain.
    En attendant, c'est le vol vers Paris, le froid, le retour à la vie quotidienne, en attendant de nouvelles aventures.

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